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Malgré cette rééducation, le peuple juif semble avoir du mal à trouver ce rapport équilibré avec la richesse que lui prescrit Dieu?
Dans l'un des textes majeurs du judaïsme, le discours de Salomon, lors de l'inauguration du Temple, au Xe siècle avant notre ère, rappelle que le peuple juif ne doit s'enrichir que pour enrichir les autres, qu'il ne peut être heureux que si ceux qui l'entourent le sont aussi et que, réciproquement, les gentils ont intérêt au bien-être du peuple du Livre, qui prie pour eux. C'est aussi à cette époque qu'est
institué l'impôt de solidarité - qui deviendra la tsedaka -
première apparition historique de l'impôt sur le revenu, avec
des règles très précises: taux supérieur à 10% mais inférieur
à 20%, anonymat et redistribution intégrale aux pauvres.
Malgré cela, le Temple connaît deux dévoiements importants: des prêtres s'installent à plein temps et certains recommencent à faire de la fortune une finalité. Le châtiment ne tarde pas: division du peuple, défaite, destruction du Temple. D'où, plus tard, après sa reconstruction, le besoin de codifier ces règles. C'est l'oeuvre du premier Sanhédrin, sorte de Cour de cassation, instance suprême qui unifie la jurisprudence d'une multitude de petits tribunaux communautaires.
C'est ce premier Sanhédrin qui autorise aux juifs le prêt à intérêt, qui va peser si lourd sur leur destin ultérieur?
Pour le peuple juif, dans la mesure où la fertilité des biens est saine, il n'y a aucune raison d'interdire le prêt à intérêt à un non-juif, car l'intérêt n'est que la marque de la fertilité de l'argent. En revanche, entre juifs, on doit se prêter sans intérêt, au nom de la charité. Il est même prescrit, vis-à-vis des très pauvres, de faire des prêts à intérêt négatif!
C'est à cette époque que débute une phase heureuse de complémentarité avec la puissance grecque: les juifs semblent mieux réussir leur exil que leur royaume?
C'est clair! Parce que l'identité juive est d'abord nomade. Babylone et Alexandrie, qui sont au IIIe siècle avant notre ère les capitales de l'économie mondiale, fonctionnent grâce au savoir et au commerce des marchands lettrés juifs. Ils acquièrent progressivement une compétence et une légitimité fondées sur la confiance et sur des techniques financières et commerciales efficaces. Ils y inventeront en particulier le chèque, le billet à ordre, la lettre de change. Cela n'empêchera pas l'apparition, à Alexandrie, d'un antijudaïsme préchrétien.
«Pour un juif, la pauvreté est intolérable. Pour un chrétien, c'est la richesse qui l'est»
Plus tard, l'avènement du christianisme met fin à une nouvelle dérive vers l'argent culte, notamment chez les pharisiens, dont le comportement est dénoncé par la secte des esséniens.
Bien avant la colonisation romaine, certains marchands et prêtres juifs, devenus riches et puissants, ne cessent d'être condamnés par les prophètes. Plus encore quand ils collaborent avec les Romains et exhibent leur luxe, au mépris de la Loi. Les prophètes se déchaînent contre eux, en écrivant les textes les plus durs sur la haine des richesses qui ne sont pas mises au service de Dieu. Jésus s'inscrit dans ce courant mais, au lieu d'accepter la richesse comme un moyen, il prêche que l'on n'est jamais aussi proche de Dieu que dans la mendicité. Il fait, comme certains prophètes avant lui, de la pauvreté un moyen d'accès à Dieu.
Pour un juif, la pauvreté est intolérable. Pour un chrétien, c'est la richesse qui l'est. Mais progressivement, dans la rédaction des Evangiles puis avec l'émergence de l'Eglise, la richesse va devenir un moyen de pouvoir au profit de l'institution religieuse, l'Eglise, qui encourage les offrandes et impose aux évêques l'inaliénabilité de ses biens.
Autre nouveauté essentielle, le christianisme proscrit le prêt à intérêt.
Pour trois raisons. 1° Pour les chrétiens, comme pour les Grecs, le temps n'appartenant pas aux hommes, ils n'ont le droit ni de le vendre ni de le faire fructifier. 2° Le prêt est une activité malsaine qui permet de gagner de l'argent sans travailler. 3° Le prêteur peut s'enrichir, ce qui concurrence le projet de l'Eglise d'être le lieu principal d'accumulation des richesses. L'Eglise assimile donc le prêteur au diable: il est comme le dealer qui fournit de la drogue, une nouvelle forme de la tentation.
Comment les rabbins ont-ils réagi à cette révolution chrétienne sur la question des richesses?
Il leur semble utile de codifier les choses au cours des siècles suivants. Les deux textes fondamentaux sont le Talmud de Jérusalem, au IVe siècle, et celui de Babylone, au VIe siècle, qui apportent d'énormes innovations, souvent très détaillées, sur l'organisation sociale et en particulier sur les taux d'intérêt, l'usage des lettres de change, les limites du profit (avec, par exemple, la notion de «prix juste» des biens alimentaires, dont la marge doit être limitée à 1/6), l'interdiction de la spéculation (quand les prix montent, il est interdit de faire des réserves et il faut vendre pour faire baisser les prix). Il y a aussi des règles très précises contre les ententes. Pratiquement tous les problèmes de l'économie moderne y sont traités, qu'il s'agisse de la publicité, de l'environnement, de la fiscalité directe et indirecte, du droit du travail, du droit de grève, de l'héritage, de la solidarité, etc.
A qui s'appliquent ces règles?
C'est déjà une question lancinante: doit-on vivre en circuit fermé entre juifs ou appliquer ces règles à tout le monde? La justice sociale - la tsedaka, par exemple, la doit-on uniquement aux juifs ou également au voisin non juif dans le besoin? Selon la règle fondamentale, arrêtée à ce moment-là dans le Talmud de Babylone, il est interdit de laisser mourir de faim qui que ce soit, mais l'on ne doit une assistance totale qu'aux monothéistes - c'est-à-dire, pendant très longtemps, seulement aux musulmans puisque, à cause de la Trinité, les chrétiens furent jusqu'au XIIe siècle considérés comme des polythéistes. On doit seulement fournir aux polythéistes les moyens de leur survie, pour qu'ils trouvent la force de découvrir l'unité de Dieu.
S'ouvre ensuite une nouvelle et longue ère heureuse de complémentarité avec les musulmans: les califes ne recrutent leurs conseillers et experts économiques que parmi les juifs.
Cela tient à une nécessité: il y a dans l'islam la même interdiction du prêt à intérêt que chez les chrétiens. Et les juifs sont parmi les rares à savoir lire et écrire. Ils sont donc les seuls capables d'organiser ces prêts, dont l'économie commence alors à avoir besoin: les marchands lettrés juifs constituent même le seul réseau mondial de courtiers, de commerçants et de changeurs. Tout en relevant d'un statut humiliant - selon la «dhimmitude» du Coran, on protège un «inférieur» - la compétence juive s'impose très vite. Le ministre des Finances du troisième calife, à Damas, est juif! C'est l'apparition d'un nouveau personnage: le juif de cour, qui n'existait pas sous l'Empire romain. Mais cette élite aspirée vers le haut ne constitue qu'une infime minorité du peuple juif, essentiellement composé d'artisans, de paysans, de vignerons, de marins, de commerçants, qui vivent dans l'angoisse des conséquences possibles de la jalousie que peuvent susciter ceux d'en haut.
Que peut-il rester du Talmud de Babylone dans votre vie professionnelle?
Quand j'ai lu, chez Maimonide, qu'il y a huit degrés dans la charité, le plus simple étant de donner à manger au pauvre et le plus élevé étant de lui prêter pour qu'il puisse créer son propre travail, alors que depuis des années je m'occupe de développer les microcrédits sur la planète, je me suis dit que j'étais plus juif encore que je ne le pensais! Mais, là encore, c'est universel: imaginons qu'à l'échelle de la planète on consacre, selon l'obligation de la tsedaka, 10% de tous les revenus aux pauvres: le monde serait bien différent!