Emmanuel Todd. Europe : pour un protectionnisme européen
A propos d'Emmanuel Todd (2): Mondialisation = fracture sociale? | 25 août 2009
Depuis une trentaine d'années Emmanuel Todd s'oppose aux modalités de la libéralisation des échanges internationaux qu'il considère comme le symptôme d'une compétition irrationnelle et prédatrice. Avec le temps, plus on s'éloigne du "doux commerce" plus son discours se radicalise. Dès la fin des années soixante-dix notre historien préconisait l'arrêt de la compétition industrielle au nom de la lutte contre le chômage mais aussi de la préservation des ressources naturelles (Todd 1979). Pionnier de la "décroissance", il recommandait un "désarmement commercial" afin que les économies s'engagent dans "la voie tertiaire" jugée moins productiviste et consommatrice de matières premières, au prix d'une stagnation du pouvoir d'achat. C'est un tout autre discours qu'il nous livre dans son dernier opus ("Après la Démocratie" 2008). Voici que le libre-échange constitue désormais une menace pour la cohésion sociale et la démocratie elle même. Le commerce ne profiterait qu'à une minorité d'individus à haut revenus et détruirait les conditions de vie du peuple dont l'expression démocratique deviendrait superflue tant l'orientation libérale échappe à tout contrôle citoyen. Protectionnisme ou dictature, tel est le mot d'ordre aux mille nuances qui nous ferait presque regretter les accents à la John Stuart Mill (1) qu'entonnait le Todd première période. Une mauvaise réponse à une mauvaise question, c'est ainsi que l'on peut qualifier la thèse de Mr Todd qu'il est nécessaire de revisiter à la lumière de quelques faits et d'un usage plus éclairé des théories du commerce international.
Le commerce est-il Le responsable de la recrudescence des inégalités sociales?
Sur le long terme on constate un double mouvement tendanciel d'extraversion des économies et d'égalisation des conditions mais ce n'est pas forcément le cas pour d'autres horizons temporels. Les économistes identifient au moins deux effets antiredistributifs dus au commerce international. Un effet de concurrence: la baisse du prix des importations relativement au prix intérieur, tend à affaiblir les "rentes" salariales dont peuvent bénéficier une main d'oeuvre syndiquée dans une branche riche en main d'oeuvre non qualifiée (textile, sidérurgie par exemple). Un effet de spécialisation: lorsque le secteur concurrencé par les importations décline au profit d'un secteur plus riche en qualification les moins qualifiés se retrouvent en surnombre sur le marché du travail qui s'équilibre pour un niveau de salaire qui leur est défavorable. Or les attentes de la théorie ne sont vérifiées que très partiellement: "La montée des inégalités salariales trouve son origine dans des transformations internes aux structures de production des pays développés, et une évolution similaire se serait produite si ces derniers avaient été des économies fermées aux échanges avec le reste du monde" Thomas Piketty (1997).
Si l'on distingue comme J. P. Fitoussi (1997) deux vagues récentes de mondialisation, on constate que le processus inégalitaire s'enclenche avant la montée en puissance des pays émergents. Entre 1960 et 1990 les importations en provenance du Tiers Monde sont contingentées et pèsent en fin de période moins de 3% du PIB de tous les pays occidentaux (l'asie retrouve à peine la place qu'elle occupait dans le commerce international en 1950). Malgré cette relative protection vis-à-vis des pays nouvellement industrialisés on constate l'apparition d'une "prime à la qualification" et un début de marginalisation des non diplômés sur le marché du travail. En France, dès 1975, on observe que les jeunes non diplômés sont trois fois plus exposés au chômage que les autres (la proportion est identique de nos jours). Aux Etats-Unis les inégalités salariales et de revenus commencent leur ascension à partir des années quatre-vingts (P. Artus, 2001)). Durant la seconde vague de mondialisation le Nord est confronté à des écarts internationaux de salaires inédits et durables (P.R. Krugman (2008) mais les travaux empiriques aboutissent à des conclusions contradictoires : Feenstra et Hanson (2001) expliquent 20% de la hausse des inégalités salariales constatées aux Etats-Unis par les délocalisations mais d'autres économistes comme J. Bivens (2008) n'attribuent que respectivement 4,8% et 6,9% du creusement des inégalités aux échanges en 1995 et 2005.
Bien plus que les échanges internationaux c'est le contexte technologique sous jacent qui structure les inégalités (il est admis que la complémentarités des nouvelles technologies de l'information et de la communication et de la main d'oeuvre qualifiée tend à augmenter sa rémunération). Certes on peut se demander s'il est encore pertinent d'isoler le commerce du progrès technique ainsi que le remarque justement El Mohoub Mouhoud (2006). Par exemple les délocalisations se traduisent par la réimportation de composants à moindre coût et cela génère un gain de productivité dans les entreprises concernées (Feenstra et Hanson, 2001)). Il semble particulièrement difficile dans ce cas de mettre en oeuvre des protections commerciales sans nuire gravement à la croissance économique et comment les salariés pourraient-ils éviter de se voir imposer des compressions de rémunération à l'occasion d'une telle politique?
La compétitivité par l'égalisation des revenus
Le souci de la justice sociale n'est pas incompatible avec la participation aux échanges si l'on veut bien appliquer la théorie des dotations factorielles (dite "H.O.S) d'une façon moins lapidaire que ne le fait notre Todd. Si un pays possède un avantage comparatif dans les logiciels ceci reflète une abondance de travailleurs qualifiés et signifie que leur salaire, relativement aux non qualifiés, est plus faible que dans le reste du monde (puisque les moins qualifiés sont relativement rares ils peuvent obtenir un salaire plus important). Or la dotation en main d'oeuvre qualifiée n'est pas un fait de nature mais résulte de choix d'investissement en capital humain réalisés par les individus, les Etats, les collectivités locales ou encore les entreprises.
Si un pays veut éviter que le commerce n'augmente par trop les inégalités il peut relancer l'offre de diplômés : des économistes plutôt critiques quant aux effets inégalitaires du commerce n'ont-ils pas montré que durant les années soixante-dix, aux Etats-Unis, l'élévation du niveau scolaire de la main d'oeuvre avait permis de réduire la prime salariale dont bénéficiaient les plus qualifiés? (Feenstra et Hanson, 2002). N'existe-t-il pas des nations (Finlande, Suède, Norvège) qui sont à la fois plus exposées que la France à la mondialisation, plus égalitaires et qui ont investi massivement dans la formation universitaire ainsi que les nouvelles technologies? comme le remarque P. Artus (2001). Le sort des Etats-Unis ou de la France qui, de l'avis même d'Emmanuel Todd connaissent un ralentissement de leur nombre de nouveaux diplômés universitaires, et s'exposent à une augmentation des inégalités et à une perte de compétitivité n'est pas une fatalité. Education, commerce et progrès technique peuvent former un cercle vertueux...comme entrer simultanément en léthargie. Parions que dans ce contexte un protectionnisme, même " éducateur", ne constituerait pas un remède de choix (2).
Misère du protectionnisme, protectionnisme de misère
Les économistes internationalistes sont soupconnés de révérer le libre-échange à l'image d'un dogme. C'est très injuste. L'étonnement de Mr Todd et des économistes face aux réalités est tout simplement différent : "Pourquoi tant d'échanges commerciaux?" se demande avec anxiété Mr Todd, "Pourquoi si peu d'échanges?" s'interroge l'économiste. Si le monde était autre il y aurait bien plus d'échanges commerciaux et cette perception de l'exceptionalité du commerce empêche l'économiste de considérer d'un coeur léger le relèvement intempestif des droits de douane et autre préférence nationale ou communautaire. N'en voulons pas trop à l'économiste d'être si sensible aux inconvénients de cette banalité, à ses yeux, que représente le protectionnisme. En matière d'inégalités ils sont légion. Prenons comme exemple la "TVA sociale" destinée à contrer les délocalisations. Il s'agit de basculer une partie du financement de la protection sociale vers le contribuable afin d'alléger le coût du travail. Puisque la TVA est prélévée sur les importations tandis que seules les entreprises nationales bénéficient de la baisse des charges sociales il s'agit d'une mesure discriminante qui a pour équivalent une dévaluation ou une hausse des protections douanières. Mise en oeuvre en Allemagne il y a quelques années elle a participé au creusement du déficit commercial français. A t-on observé en Allemagne de moindres inégalités? les salariés allemands semblent avoir connu plutôt un processus d'appauvrissement relatif