Emmanuel Todd occupe une place à part dans le paysage intellectuel français. Il ne fait partie d’aucune de ces chapelles, coteries ou « écoles de pensée » qui se partagent les rôles dans les médias ou à l’université. S’il ne recule pas devant la polémique, il demeure résolument indépendant et oriente ses flèches acérées aussi bien vers la gauche que vers la droite.
Ce refus des cloisonnements, cette capacité à décentrer le regard, à penser autrement, à sortir du cadre, il les tient probablement aussi bien de sa famille que des grands auteurs qui l’ont marqué. Côté familial, il est le fils d’Olivier Todd, le petit-fils de Paul Nizan, et est également un petit-neveu de Claude Levi-Strauss. Quant aux influences intellectuelles extra-familiales, on peut citer, parmi beaucoup d’autres, celles de Montesquieu, de Tocqueville, de Durkheim et d’Aron.
Il ne construit pas ses réflexions sur la base d’idéologies toutes faites, mais plutôt, selon le modèle anglo-saxon, en étudiant de façon empirique et concrète des données brutes. A 25 ans, il devient célèbre en publiant La Chute finale (1), un essai qui s’avèrera visionnaire dans lequel il dissèque le pourrissement de l’idéologie communiste et prédit la décomposition de l’Union soviétique, à travers l’étude des courbes de mortalité infantile et de quelques autres indicateurs dédaignés par les soviétologues. Il publiera ensuite Le fou et le prolétaire (2), un essai sur les origines de la première guerre mondiale, s’appuyant sur une analyse à la Durkheim des taux de suicide. Viendront ensuite plusieurs essais sur la démographie, les structures familiales, l’immigration et l’Europe, puis trois ouvrages pouvant se lire comme une trilogie : L’Illusion économique (3), analysant la stagnation des sociétés occidentales face aux nouvelles contraintes économiques, Après l’Empire (4), prédisant la crise actuelle du système américain et, il y a quelques mois, Après la démocratie (5), plaidoyer vigoureux pour la mise en place d’un protectionnisme à l’échelle européenne, nécessaire à ses yeux pour éviter le délitement du modèle démocratique.
A ceux qui le jugent trop radical dans sa défense de ses idées et trop excessif dans ses propos, il réplique fort à propos : « J’exprime brutalement des idées modérées alors que les ultra-libéraux expriment de manière policée des idées extrémistes. »
Karim Emile Bitar, Cyrano de Bergerac 1999, Directeur de la rédaction
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Karim Emile Bitar : Il y a déjà plus de dix ans, dans L’Illusion économique, vous dénonciez avec virulence ce que vous appeliez « l’utopie libre-échangiste », en insistant sur le fait que la disparition des barrières douanières avait conduit à une chute du taux de croissance de l’économie mondiale et à une montée très forte des inégalités au sein de chaque société. Vous avez depuis été rejoint par plusieurs grands économistes, et même l’économiste néoclassique Samuelson a pointé les effets négatifs du libre-échange(6), et souligné que le cas chinois rendait la vieille théorie des avantages comparatifs, sinon obsolète, du moins inopérante ou problématique. Pourtant la doxa économique en France et ailleurs continue de considérer le protectionnisme comme étant néfaste. Vous revenez donc à la charge dans votre dernier ouvrage, Après la démocratie et vous soulignez que le principal obstacle à la mise en place d’un protectionnisme européen, que vous pensez salvateur, est un obstacle psychologique, c’est l’incapacité des européens de sortir du narcissisme ambiant et de s’engager dans une action collective. Tout d’abord, quelles sont les raisons profondes du maintien de la doxa anti-protectionniste, et ensuite, que préconisez-vous pour surmonter cet état d’esprit ?
Emmanuel Todd : Je vois deux niveaux d’obstacles. Le niveau le plus superficiel se situe au niveau de l’analyse économique, celui des écoles économiques qui se trompent et qui errent. Analyser une erreur d’ordre intellectuel nécessite de regarder dans plusieurs directions. Chacune de ces directions apporte quelque chose à la compréhension. Les interactions entre l’économie politique et le système bancaire sont devenues très fortes et se sont encore renforcées et l’on voit de plus en plus d’économistes ayant un pied dans une banque. L’économie est aussi une science qui a perdu son autonomie en tant que science. Je n’en parle pas dans le livre, mais c’est un point important. L’erreur intellectuelle a une certaine dynamique autonome. Des gens qui ne voient pas, je les connais un peu. J’avais déjà affronté les soviétologues professionnels lorsque j’avais publié La chute finale. Sans vouloir me vanter, j’ai passé une bonne partie de ma vie à affronter des gens qui ne veulent pas reconnaître l’erreur. Quand on étudie l’histoire des sciences, des idées ou des idéologies, il y a toujours des gens qui ne veulent pas croire que c’est la terre qui tourne autour du soleil. L’erreur intellectuelle est quelque chose d’assez ordinaire. C’est un phénomène bizarre mais constant de l’histoire humaine, des inventions ou des idées qui paraissent très évidentes, très simples, mais personne ne les voit ! Je crois que les indiens d’Amérique n’avaient pas la roue. Il y a donc cette dimension là, ainsi que la dimension de l’intérêt. Dans le cas de la France, il y a quelque chose dont je parle dans le livre(7), et qui aggrave la situation, c’est que la France, en matière d’analyse économique, n’est pas productrice d’idéologie. La France est simplement consommatrice d’idéologie. C’est l’une des spécialisations du monde anglo-saxon que de produire des idéologies économiques. Là bas, il y a donc certaines dissidences, certes pas toujours importantes, elles sont soit marginales soit récentes. Mais le monde anglo-saxon a son autonomie de production d’idées ou d’idéologies en ce qui concerne l’économie politique. En France, nous sommes en la matière ce qu’on appelle une « zone périphérique dominée ». Cela n’est pas vrai en sociologie ou en politologie, mais c’est le cas en économie. Il y a quelque chose qu’en anthropologie et en linguistique, on appelle le « conservatisme des zones périphériques.
Ce que l’on trouve dans les zones périphériques, ce sont les modes anciens de pensée. Il y a donc un phénomène structurel en France, c’est ce retard de la pensée économique, quel que soit le mouvement, par rapport à celle du monde anglo-saxon. Cela produit cette situation de naufrage absolu, même si je cite des économistes comme Jean-Luc Gréau ou Jacques Sapir qui sauvent l’honneur de la profession. Mais ce ne sont que des exceptions. Je pense que Peugeot survivra à la crise, mais les économistes et professeurs d’économie, par contre, je ne suis pas sûr qu’ils s’en sortent !